Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé manger. Cela s’est perpétué, s’est affiné au fil du temps et a contribué un jour à m’orienter vers ce métier. Où j’ai toujours voulu défendre le plaisir. Je me souviens qu”il y a quelques années, invitée dans une émission de la fort sympathique Flavie Flament sur le thème “Est-ce si difficile de mieux manger ?” , j’évoquais dès l’introduction l’importance du plaisir dans l’acte de manger. J’ai toujours été convaincue que c’était absolument essentiel. Dès mes débuts dans ce métier, je me présentais comme “diététicienne du plaisir de manger” (pour contre-balancer l’idée de restriction généralement associée à ce métier). Depuis, j’ai conforté mes convictions en me formant et en travaillant sur la dégustation, le rôle des cinq sens, le manger en conscience… J’!ai observé de multiples fois que tout cela aidait mes patientes à mieux s’écouter, ré-apprécier la sensation de faim, ralentir le rythme du repas, prendre davantage de plaisir à manger et… mincir si c’était souhaité.
Mais il est sans doute plus intéressant, pour convaincre, voire changer des politiques globales, de s’appuyer sur des données factuelles, des recherches, des résultats d’études. Le mois dernier, j’assistais à la JABD (journée présentation de travaux dans le domaine de la nutrition).
Oublier la santé !
J’y ai été intéressée par les travaux présentés par Pierre Chandon. Il supervise depuis des années des études auprès des consommateurs pour comprendre comment changer leur comportement alimentaire pour aller vers une alimentation plus saine. Il a présenté des résultats de recherches très parlants, que j’évoque ici.
Pierre Chandon travaille notamment sur les nudges. Le principe du nudge, c’est d’inciter les gens à changer leur comportement en changeant leur invironnement de choix (sans interdits). Il a étudié et comparé trois catégories de nudges selon ce qu’on cherche à influencer : “le cerveau, le coeur ou les mains” :
les changements relevant de l’information (exemple : un étiquetage nutritionnel type Nutriscore) n’ont que très peu d’impact sur les choix alimentaires. D’ailleurs, les démarches de type Nutriscore visent davantage à faire agir les industriels qu’à motiver les consommateurs.
les “nudges” de type affectif, qui visent à séduire, par exemple en mettant l’accent sur le goût via ce qu’il appelle un “étiquetage épicurien”. Le résultat d’une étude a retenu mon attention. Il s’agissait d’une expérience présentant trois menus au self de l’Institut Bocuse. Il y avait un menu témoin, un menu nutrition (avec indication du gras et des calories) et un menu “épicurien” avec une description sensorielle des plats. Chaque personne pouvait choisir un menu et la quantité qu’elle voulait. Résultat principal : les personnes ayant choisi le menu “épicurien” ont moins mangé que celles du menu témoin, ont été les plus satisfaites au regard du prix et ont mangé plus doucement en savourant leur repas. Les personnes ayant choisi le menu nutrition étaient les moins satisfaites et se sont en plus restreintes !
Conclusion : présenter un menu en mettant l’accent sur les caractéristiques gustatives et sensorielles du plat plutôt que sur la nutrition, est nettement plus efficace pour guider des choix sains. Parler denutrition, de santé NE MARCHE PAS ! Si vous voulez en savoir plus sur les recherches de Pierre Chandon autout de cette notion de plaisir gustatif allié d’une alimentation saine, il y a cette intéressante video.
Ceci-dit, Pierre Chandon conclut que c’est l’environnement qui peut le mieux inciter à manger différemment. Proposer certaines quantités, des aliments en portions plus petites, un fruit découpé de façon pratique plutôt qu’entier, adapter la taille des emballages, …
Pas de “bons” et “mauvais” aliments…
Ma mère cuisinait très simplement (uniquement des produits bruts). Elle pouvait par exemple servir une viande accompagnée d’une poêlée de haricots verts et de pommes de terre sautées. J’aimais beaucoup les deux et sans doute encore davantage les haricots verts. Mon frère, quant à lui, a goûté les haricots verts du bout des lèvres pendant longtemps avant de les apprécier vraiment. Personne ne le forçait. Jamais ma mère n’avait parlé d’un quelconque aspect nutritionnel de ces aliments.
Justement, je constate régulièrement les dégâts de classer les aliments de façon binaire en “bons” et “mauvais”, “bien” et “mal”. Par exemple, les légumes, c’est bien, les pâtisseries, c’est mal. Bien sût que je suis pour une alimentation saine, variée, peu transformée et j’accompagne mes patientes en ce sens ! Mais si on diabolise certains aliments, on culpabilise de les manger. Et, souvent, quand on les mange, on est davantage dans sa tête qui dit “il ne faudrait pas”, “je n’aurais pas dû”, “je vais encore grossir” que dans l’expérience sensorielle procurée par le plat/aliment. Avec le risque d’en manger finalement plus. A l’inverse, si on pense qu’on DOIT manger des légumes, on peut oublier qu’il y a du plaisir à en manger.
Peut-être avez-vous de jeunes enfants. Vous êtes probablement soucieuse de leur santé et avez envie qu’ils mangent sainement. Normal ! Toutefois, si vous utilisez des phrases avec les enfants du style “si tu manges tes légumes, tu auras du dessert”, vous installez peu à peu cette vision binaire qui pourra avoir un impact sur leur tranquillité alimentaire. Je ne vous juge pas bien sûr. Les messages nutritionnels du type “mangez 5 fruits et légumes par jour” ou “évitez de manger trop gras, trop salé, trop sucré” vous influencent. J’évoquais ce sujet il y a plusieurs années dans un entretien avec la Fondation Bonduelle et, je le répète, dire que les aliments sont bons pour la santé ne marche pas durablement pour orienter le choix vers ces aliments. Pour les enfants encore moins ! C’est la recherche du plaisir gustatif, sensoriel qui guide les choix qualitatifs. Il me paraît donc préférable de développer la curiosité gustative des enfants en leur faisant expérimenter tous les aliments sans les classifier. Comme me l’avait raconté une patiente, en ayant procédé ainsi, ses enfants aiment vraiment autant les brocolis que le chocolat, ce qui surprend souvent l’entourage… Oui, on peut manger des légumes par plaisir !
Attention = satisfaction
Oui, la pleine conscience est à la mode, on la met à toutes les sauces et on en fait sûrement trop sur le sujet. Je préfère parler de présence ou d’attention. Si vous mangez sans attention, soit parce que vous êtes envahie par vos pensées, soit parce que vous mangez en étant très majoritairement absorbée par une autre activité, vous ratez une bonne partie du plaisir sensoriel (gustatif, olfactif, de texture…) que vous pourriez avoir en mettant un peu d’attention à ce que vous mangez. Cette attention (qui n’a pas vocation à devenir obsessionnelle et permanente) vous permet d’arrêter quand le plaisir diminue, de ne pas forcément finir votre plat et de clarifier vos préférences réelles : peut-être qu’un aliment que vous idéalisez/diabolisez n’est finalement pas si bon que ça. Je me souviens d’une patiente qui mettait sur un piédestal un certain rocher au praliné industriel de son enfance. Quand elle a fini par le re-goûter, il n’était plus du tout si intéressant et elle a cessé de le fantasmer… Mangez davantage avec vos sens et moins avec votre tête !
En conclusion, j’adhère volontiers à une citation d’Epicure mentionnée par Pierre Chandon dans une de ses interventions : “Le sage ne choisit nullement la nourriture la plus abondante mais la plus agréable".
Quelques pépites
J’ai écouté
A Voix Nue, émission que j’adore car je suis passionnée des parcours des êtres humains. Cette fois, il était surtout question des travaux et recherches de la professure d’anthropologie génétique Evelyne Heyer et c’était absolument passionnant.
LSD - La Série Documentaire, également sur France Culture : une série “Chez Nous-Chacun cherche son chez soi”, qui aborde de façon passionnante différentes modalités et expériences de l’habitat, alors qu’avoir un toit est un besoin fondamental pas toujours simple à combler quand l’exil, le manque d’argent, les ruptures… interviennent.
La fort gastronome et prolixe auteure Chihiro Masui dans Tsukimi, le plaisant podcast de la Maison du Mochi (chaque mois, un épisode autour de la saison et un autre avec une personne ayant un lien particulier avec le Japon).
Retrouvez toutes mes activités sur www.arianegrumbach.com
Merci Ariane pour cette newsletter riche et votre point de vue si juste à l’heure actuelle. Ayant eu des troubles du comportement alimentaire, c’est le plaisir qui m’a permis de revoir correctement mon alimentation. La vidéo est très intéressante.
Je me suis passionnée pour l’alimentation et la nutrition depuis un certain temps déjà, et j’avais beaucoup aimé le livre « Ces aliments qui rendent heureux » de Marie-Laurence Grézaud et Bernard Fontanille. Il peut sembler un peu basique et simplet, mais je l’ai trouvé décomplexant et puissant en fait. Je serais curieuse de connaître votre avis 🙂
Newsletter super, super intéressante. La conférence de Pierre Chandon est une vraie révélation pour moi. Que le plaisir guide tous nos choix. Tu le dis depuis longtemps et tu avais parfaitement raison. Mais de voir les résultats d'étude scientifique , alors là whaouh, j'en suis restée scotchée. Evitons la restriction, le regret, mangeons avec notre coeur et nos papilles. Merci beaucoup