Manger, dans notre culture latine, est envisagé avant tout comme un moment de partage. Je me souviens d’un intervenant dans une conférence racontant qu’autrefois même les bergers isolés dans la montagne se regroupaient au moment du déjeuner pour partager leur repas. Ce partage est d’ailleurs tellement intégré chez certaines personnes (en lien avec leur culture et histoire familiales) qu’elles ont de grandes difficultés à manger seules. Pour ma part, quand j’étais enfant, je mangeais en famille trois fois par jour. Sans me poser de question. Dès que j’ai été étudiante, j’ai découvert les repas en solo. Désormais, j’alterne les dîners à deux, les déjeuners en solo ou bien accompagnée. Tout me va, je n’ai pas l’impression que manger avec d’autres convives influence fortement mes choix ou ma façon de manger. Mais j’observe bien souvent chez les personnes que j’accompagne que c’est plus compliqué que ça. Que manger avec les autres n’est pas toujours tranquille. Le fait de manger, cet acte très intime (incorporer de la nourriture en soi) est aussi un acte éminemment social et le lieu de mille commentaires, injonctions, critiques, étonnements… Irait-on jusqu’à dire, reprenant la phrase de Sartre dans Huis Clos, que “l’enfer, c’est les autres” ?! Etat des lieux de l’influence de ces autres sur notre comportement alimentaire.
Les autres, qui vous font (trop) manger
Quand vous étiez enfant, il était bien naturel (et souhaitable !) que vos parents vous fassent manger, préparent vos repas, vous amènent vers la diversification alimentaire. Mais les choses peuvent se compliquer s’ils commencent à vous mettre de la pression, à vous faire manger plus que nécessaire (“finis ton assiette !”) ou manger des aliments dont vous n’avez vraiment pas envie :“mange tes salsifis”, “si tu manges tes haricots verts, tu auras du dessert”, “tu ne sortiras pas de table tant que tu n’auras pas fini ce plat” : toutes sortes de messages que vous avez peut-être entendus enfant, qui peuvent vous détourner d’une façon naturelle de manger. L’obsession des parents, certes louable au départ, de ne pas gaspiller, la croyance qu’ils connaissent les quantités et aliments dont vous avez besoin, la peur qu’un enfant qui mange peu ne soit pas en bonne santé, tout cela a pu vous déconnecter de vos sensations alimentaires. Et peu à peu, vous les avez peut-être oubliées.
Les repas en famille, souvenir agréable ou pénible ?
Une fois adulte, quand vous retournez dans votre famille, il est fréquent qu’on veuille encore vous nourrir en excès : il s’agit de vous faire plaisir, vous proposer tous les plats que vous aimez (ou que vous aimiez, mais on ne tient peut-être pas compte de l’évolution de vos goûts !), de saisir l’occasion de cuisiner tout ce qui ne fait plus partie du quotidien parental.
Pour peu que vous soyez en surpoids, vous pouvez rencontrer un comportement ambivalent de la part de votre mère : à la fois la mère nourricière qui vous incite à manger, vous dit “tu feras attention demain” et, aussi, la mère qui va critiquer votre silhouette car elle voudrait une fille conforme aux standards de minceur de la société. Cela correspond à un comportement qu’on a appelé “double bind” (“double lien”) en psychologie : en fait, ça ne va jamais, si vous mangez bien, elle va parler de votre poids et si vous ne mangez pas beaucoup, elle va être vexée que vous ne fassiez pas honneur à ses plats… Avez-vous déjà vécu une situation de ce type ?
Si vous êtes en couple, il peut arriver que votre partenaire s’empare de ce rôle nourricier, ce qui certes présente l’intérêt de vous enlever une charge mais n’est pas toujours la solution parfaite. Une patiente me racontait sa fatigue de ne jamais dîner avant 22h car son conjoint tenait à cuisiner chaque soir un repas élaboré et ne pouvait entendre son envie de simplicité. Certains conjoints peuvent avoir du mal à exprimer leurs sentiments et faire passer de l’affectif dans la nourriture, dans une nourriture copieuse. Il peut être compliqué de refuser…
Les autres, qui contrôlent votre façon de manger
Ces mêmes personnes qui vous nourrissent peuvent aussi décider de vous priver de manger certains aliments. Des parents un peu trop rigides sur le bien manger. Des parents obsédés par le poids et la minceur, qui sont dans le contrôle alimentaire. Des parents ayant parfois eu eux-mêmes des problèmes de poids et voulant vous protéger, pas forcément de façon appropriée, de ces désagréments. Des parents qui vont s’inquiéter à la moindre rondeur. Méconnaissant que c’est peut-être passager ou que toute la famille n’a pas la même morphologie…
Les parents peuvent alors vous emmener vers différents types de privations : plus de biscuits ou de gâteaux, des légumes quand le reste de la famille mange des féculents, la consultation d’une diététicienne, acquiescer au médecin qui pointe un IMC à la limite et vous fixe des règles alimentaires, … Je ne compte plus les patientes qui me racontent ces premières privations, alors qu’elles n’étaient pas grosses, ce début de l’engrenage de la restriction. Qui ne marche pas. Un enfant qui se sent privé trouve toujours un moyen de manger en cachette (à la maison en fouillant les placards ou chez les copains-copines ou chez les grands-parents). Avec un effet sur le poids finalement plus marqué que si on vous avait laissé tranquille.
Plus tard, le conjoint peut devenir aussi une sorte de “gendarme” alimentaire, que cela soit exprimé ou pas. Si vous sentez de sa part une certaine réprobation sur votre façon de manger, vous allez sans doute vous contrôler en sa présence. Et, conséquence, vous lâcher dès que vous êtes seule. Répétant peut-être un schéma installé dans l’enfance/adolescence.
Il y a bien sûr aussi les professionnels de santé (diététiciennes, nutritionnistes, médecins généralistes, gynécologue, …) qui vous donnent un régime, vous fixent un strict programme alimentaire, avec ce qu’il faut manger ou pas, en quelle quantité, … C’est confortable, je le sais, de ne pas avoir à réfléchir, d’abdiquer sa liberté de mangeuse car elle peut faire peur, mais cela n’a qu’un temps. Vous finissez par vosu rebeller, craquer, vous lâcher…
Les autres, qui jugent votre façon de manger
Quand vous mangez avec d’autres personnes, plus ou moins proches (famille, amis, collègues…), il est fréquent que l’une ou l’autre des personnes commente ce que vous mangez ou pas, vos choix alimentaires, … alors que vous n’avez rien demandé ! Comme je l’écrivais plus haut, manger relève de l’intime ET du social.
Des patientes végétariennes me racontent qu’à chaque fois qu’elles déjeunent dans leur famille, elles ont droit à des commentaires, à des critiques. Et cela ne s’arrête pas alors que ces choix alimentaires sont bien connus depuis longtemps. Une autre, qui a un appétit modéré, souffre des remarques qu’on lui adresse régulièrement : “tu ne manges que ça ?!”, “tu es au régime ou quoi ?”, “allez, lâche-toi pour une fois”, … Et cela peut la conduire à trop manger pour simplement avoir la paix…
A l"inverse, étant donné l’obsession de la minceur et la peur de grossir si présentes dans notre société, vous pouvez aussi très souvent recevoir des commentaires si vous choisissez des plats jugés très caloriques : “Oh la la, mais ça, ça fait grossir”, “oh moi, je n’oserais pas manger ça”. Il est possible aussi que vous vous censuriez. En particulier, une personne en surpoids va fréquemment contrôler sa façon de manger en public car elle a peur d’être associée à l’idée “pas étonnant qu’elle soit grosse avec ce qu’elle mange”. Mais cela pourra avoir la conséquence d’un lâchage en privé si le contrôle était difficile et frustrant.
Dans le monde actuel, envahi par les injonctions à manger “sans” (gluten, lait, sucre, …), beaucoup de personnes ne font pas la différence entre les personnes qui ont de vraies intolérances ou des raisons digestives ou médicales de ne pas manger certains aliments et celles qui suivent les modes. Pouvant se lancer ainsi dans des moqueries ou remarques désagréables aors que vous avez peut-être une vraie sensibilité au gluten ou autre.
Même des collègues, que vous ne connaissez pas forcément très bien, se sentent autorisés à observer votre assiette. Si vous apportez votre "“gamelle”, elle sera jaugée et commentée : trop copieuse ou pas assez, appétissante ou triste. Bref, pas évident de manger tranquille. Et il y a toutes les collègues au régime qui commentent ce qu’elles mangent, ce qu’elles ne mangent pas, ce que vous devriez manger, qui veulent vous convaincre de suivre la même méthode révolutionnaire qu’elles…
Ou est-ce que manger en compagnie vous empêche parfois de manger ce dont vous avez envie ? Quand vous allez manger à plusieurs collègues, vous n’avez pas tous les mêmes envies ou la même exigence. Des patientes me racontent parfois leur frustration à devoir aller pour la n-ième fois chez un italien qui propose peu de choix ou un chinois médiocre alors qu’elle connaissent de meilleures adresses mais peinent à convaincre des personnes moins difficiles. Parfois, vous préféreriez peut-être manger seule pour être libre de vos choix. Mais là encore, vous craignez peut-être commentaires et jugements.
Manger seule, choix ou obligation ?
Les autres qui influencent votre façon de manger
Si vous êtes en couple, vous sentez-vous libre de manger comme vous voulez ? Je parlais du conjoint qui vous sert trop. Cela peut aussi venir de votre propre envie d’égalité dans les assiettes alors que vous n’avez probablement pas le même appétit. Et côté contenu, partager des repas oblige-t-il à manger pareil ? C’est certes plus simple mais ce n’est pas toujours le cas. Des patientes me racontent qu’elles se cuisinent un repas différent pas forcément par goût des légumes (parfois, si !) mais plutôt par peut de grossir en mangeant des féculents. Les préférences diffèrent parfois franchement. Avez-vous dû faire des concessions ? Parvenez-vous à affirmer vos goûts, vos besoins ? Avez-vous un large territoire de goûts communs ?
Il y a aussi parfois l’influence de votre cercle familial ou amical dont vous avez adopté les habitudes de convivialité, de générosité, de copieuses quantités. Et vous avez dans ce contexte une réputation de « bonne vivante » qui vous va. Il m’est arrivée plusieurs fois d’accompagner des femmes qui avaient ce parcours et cela leur avait fait prendre trop de poids à leur goût. Quand elles viennent me voir, elles me disent qu’elles ont « un bon coup de fourchette » ! Mais, en se reconnectant à leurs sensations alimentaires, elles réalisent qu’elles ont beaucoup moins d’appétit que ce qu’elles mangeaient. IL peut y avoir la frustration d’écourter le plaisir de manger. Mais, peut-être encore davantage, la peur du regard des autres. Il n’est pas forcément évident de renoncer à leur réputation. Elles n’ont surtout pas envie d’être perçues comme la fille « qui fait attention », jugée un peu rabat-joie…
Les autres, avec qui il est difficile de manger
J’écrivais plus haut que, dans notre culture, il est plutôt usuel de partager les repas. Mais cela peut être parfois difficile voire impossible de manger avec d’autres personnes. Quand on a une relation vraiment compliquée à l’alimentation, qu’on se débat avec des troubles alimentaires ou qu’on commence à en sortir, il arrive qu’on mange très peu ou seulement certains aliments. Et il peut être trop difficile d’affronter le regard des autres. Il peut y avoir un blocage à partager des repas. Certaines patientes me racontent qu’elles arrivent à manger avec une ou deux collègues bien spécifiques ou qu’elles prétextent des courses pour ne pas s’attabler et grignotent alors quelques fruits secs ou une barre de céréales à la place du repas.
Bref, il n’est pas toujours évident de manger avec les autres. Il y a cependant :
Les autres, avec qui on a du plaisir à manger
Il y a quand même, je l’espère, des personnes avec qui vous avez plaisir à vous attabler :
Vous vous sentez tranquille en leur compagnie de façon globale et pouvez être vous-même,
Vous pouvez choisir librement ce que vous mangez (ou on sert des plats qui vous plaisent) et en quantité adaptée,
Elles ne portent pas de jugement sur vos habitudes alimentaires,
L’ambiance est détendue et permet d’apprécier de façon équilibrée les mots et les mets,
Le temps passé à table vous correspond et vous ne vous ennuyez pas.
Pour que les repas partagés ressemblent le plus souvent possible à ça, j’accompagne les changements, il peut s’agir par exemple :
De commencer par prendre conscience de votre comportement,
De vous reconnecter à vos sensations alimentaires dans votre quotidien,
De connaître vos goûts, vos préférences, d’apprendre à affirmer votre singularité calmement, tout en respectant les choix des autres,
De pouvoir vous recentrer sur vous et vos envies même en compagnie des autres.
D’ailleurs, des patientes me confient leur satisfaction quand elles parviennent ainsi, sans se sentir frustrées, à ne pas prendre de dessert car elles n’ont plus faim et ne l’apprécieraient pas, même si d’autres en prennent un. Ou parfois à décider d’en prendre un en conscience car elles en ont vraiment envie.
Et bien sûr ne pas juger la façon de manger des autres convives, exercice complémentaire… Vive la tolérance !
Pépites du mois
Le retour d’un podcast que j’apprécie beaucoup et dont j’écoute tous les épisodes, Le Goût de M : malgré la trame toujours identique, chaque épisode est très différent car chaque parcours est singulier et Géraldine Sarratia sait s’adapter à merveille à chaque personne invitée et en tirer de riches moments.
La belle serie LSD sur France Culture “Les tubes de ma vie” : le journaliste Jérôme Sandlarz évoque les tubes qui ont émaillé sa vie et en profite pour évoquer avec divers invités comment ils sont fabriqués. Amusant que le concepteur ait à peu près mon âge donc je me retrouve assez dans les étapes de son parcours.
Le nouveau livre de Corinne Morel Darleux (dont j’avais adoré l’essai “Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce”) : Alors, nous irons trouver la beauté ailleurs où elle convoque notamment la figure de Rosa Luxemburg pour montrer que, dans les temps les plus difficiles, on peut cependant trouver matière à s’émerveiller, sans cesser de se battre pour ce en quoi on croit.
Publications sur le blog
Une évocation de souvenirs alimentaires, amusant exercice que je vous suggère de faire si cela vous dit.
NB : le blog a plus de 15 ans et survit via des publications sporadiques. Vous pouvez bien sûr aller faire des recherches par mot-clé parmi les plus de 1000 articles.
Tellement intéressant comme sujet. Bravo car je crois bien que tu as brossé un tableau complet de ce qui peut arriver.
Je crois que je pourrais cocher la plupart des exemples mentionnés. Un exemple de gros malaise me revient. J'avais passé la matinée à faire un travail répétitif avec deux femmes, et ce faisant les conversations ont tourné autour de la nourriture : les nouveaux restaus en villes, les repas de familles, les recettes testées... Le travail était ennuyeux, je n'étais pas très à l'aise car plutôt impressionnées par mes interlocutrices. A la pause méridienne, nous allons dans un restau du quartier. Le temps était très mauvais, comme en ce moment de novembre. Devant le restau nous commentons la carte : le plat du jour est une poularde au riz. Mes deux compagnes commentent avec force détails la qualité des volailles, le plaisir des plats traditionnels, les vraies valeurs blablabla. Nous nous installons. Je commande le plat du jour et le dessert compris dans la formule. Et les 2 autres commandent chacune... une salade ! en chipotant sur les ingrédients. Les plats arrivent, elles trient leur assiette, mettent de côté tout ce qui doit dépasser les 20 kcal et après avoir plus ou moins avalé ce qui reste...me regardent devant mon assiette fumante. Des années encore après, je ressens encore ce sentiment de mortifications, presque de honte. J'avais devant moi une personne à haut statut social dont la simple coupe de cheveux devait valoir à peu près 2 semaines de mon salaire. Et une deuxième dont l'allure et le style me renvoyait une image de réussite et de perfection qui me semblait inatteignable. En un mot, je me sentais misérable et insignifiante, et stupide de ne rien avoir compris à leurs discours, de ne pas avoir eu l'a propos d'assumer et de leur renvoyer une blague.