Récemment, je suis allée voir une exposition qui évoquait l’évolution du corps des femmes dans la mode. Suis-je allée voir cette expo pour une raison personnelle ou professionnelle ? Je ne saurais dire tant la frontière est souvent floue pour moi entre vies pro et perso depuis que je pratique mon métier de diététicienne (15 ans déjà !). Approfondir toujours la réflexion sur le rapport complexe des femmes avec leur corps fait évidemment partie de mon métier qui vise à réconcilier chaque personne avec le sien. Mais, à titre personnel, je m’intéresse aussi depuis longtemps à la mode et au vêtement…
Ce métier me passionne et j’ai découvert au fil du temps les ramifications inépuisables de la relation que chaque personne entretient avec son corps et la nourriture. Il envahit donc ma vie et il n’est pas évident de poser des frontières. Je n’ai pas d’horaires par exemple, je peux alller voir une exposition le lundi et travailler le week-end, je pense beaucoup à mon travail (forcément, il est lié à la nourriture et on mange plusieurs fois par jour !). Autre exemple de ce flou, j’ai un seul compte Instagram qui mêle divers aspects de ma vie. Mais cela me va globalement et il m’arrive quand même de déconnecter !
Je ne suis probablement pas la seule dans ce cas. Mais, parfois, la porosité des frontières pro/perso peut être plus insidieuse, non choisie, mal vécue. J’ai eu envie de réfléchir à ce sujet, source de mal-être et donc de possibles dérèglements alimentaires. J’ai organisé ça autour de quatre thèmes.
Travail et temps personnel
Parmi les personnes qui me consultent, nombreuses sont celles qui rognent sur leur temps de sommeil. Je ne parle pas des difficultés (ponctuelles ou récurrentes) à ne pas pouvoir dormir mais des personnes qui retardent volontairement le moment de dormir. Pour prolonger la soirée. Je ne les juge pas, je les comprends mais je leur explique l’importance cruciale d’un sommeil suffisant. Et je suggère qu’il serait préférable (je ne dis pas que c’est simple !) de rogner plutôt sur le temps de travail ! En effet, une grande partie de ces personnes, salariées du privé ou du public notamment, travaillent largement plus que 35 heures, parfois 45-50 heures (ce qui est beaucoup, même quand on est cadre). Elles accumulent les dossiers, les missions, sans compter les réunions, les urgences, ... Les journées sont toujours trop courtes et il est impossible de venir à bout de ce qui est prévu. Car c’est trop. Les organisations, par souci de rentabilité excessif, de minimisation des effectifs, confient trop de charge aux personnes. Qui, souvent, ont du mal à dire non. Pour diverses raisons. Le sujet est complexe évidemment. Mais tout ce temps passé au travail grignote le temps personnel. Alors, soit on renonce à des activités (voir des ami.e.s, sortir, passer du temps avec ses enfants, avoir des activités plaisir, …), soit, comme je l’évoquais, on diminue son temps de sommeil. Et en accumulant la fatigue, on risque d’être moins concentrée et finalement moins efficace et donc passer plus de temps au travail… Avez-vous déjà fait ce constat ?
Apprendre à dire non…
Le temps libre est aussi grignoté par les technologies et l’irruption permanente des mails, des sms, des appels hors strict temps de travail. Parvenez-vous à mettre une limite claire ? Cela a conduit à définir un droit à la déconnexion ?. Le droit oui, mais la réalité ?
Des conséquences alimentaires ?
Que se passe-t-il côté alimentation ? Le manque de temps, le fait de rentrer tard, ont souvent des conséquences : pas envie de cuisiner, fatigue, envie d’aller au repas le plus simple, le plus immédiat, le plus rapide, souvent répétitif ; difficulté à prêter attention à ce qu’on mange ; envie de manger davantage pour contrer la fatigue, …. Bien sûr, on peut travailler sur l’anticipation des repas, le fait de préparer des plats à l’avance, trouver une organisation adaptée (sujets que j’aborde très souvent). Et c’est souvent fort utile. Mais on peut aussi développer une vision plus globale, réfléchir à la place du travail; et à ce qu’on souhaite comme bien-être durable.
Travail et espace personnel
Le confinement et ses conséquences en termes de télétravail (pour les métiers “de “bureau”) a fait surgir un autre “grignotage”, celui de l’espace privé. Ce que connaissaient déjà certaines professions indépendantes qui travaillent chez elles (ou, à temps partiel, les profs qui corrigent leurs copies par exemple), des millions de personnes l’ont découvert à l’occasion des confinements, et au-delà. Le fait de devoir brusquement travailler chez soi pour quelques semaines, puis, pour beaucoup, de un à trois jours par semaine, a créé un contexte nouveau. Souvent, on ne disposait pas d’un siège adapté à une longue période devant un ordinateur. La plupart du temps, on ne disposait pas d’une pièce dédiée et on se retrouvait à travailler sur la table du salon, habituellement réservée au repas, voire dans la cuisine, dans sa chambre.
Position idéale ?
Sans compter les inégalités dans le couple. Je me souviens d’une patiente qui dsposait d’un appartement plus grand que la moyenne mais m’avait confié “mon mari a pris le bureau, je travaille dans ma chambre”. Outre les aspects ergonomiques, cette confusion des espaces peut alimenter le flou entre vie professionnelle et vie privée. J’ai observé qu’il était souvent plus compliqué, surtout si on n’a pas d’enfants, de décider d’arrêter le travail le soir lorsqu’on n’a pas de train ou de métro à prendre…
Cette survenue du télétravail a parfois cependant des impacts positifs. Je me souviens d’une jeune patiente qui pouvait travailler complètement à distance, de même que son compagnon : ils avaient décidé de travailler de façon nomade, en passant quelques mois à Barcelone, Copenhague, … En revanche, quand le travail surgit dans un lieu traditionnellement dédié aux vacances, c’est plus compliqué. Ma voisine psychologue passe ses vacances d’été en Espagne. L’année dernière, elle était partie une semaine plus tôt pour faire des consultations à distance sur place. Horreur, m’a-t-elle raconté, ce lieu qui n’était associé qu’aux vacances, se trouvait soudain “pollué” par le travail.
Des conséquences alimentaires ?
Effet collatéral et ambivalent du télétravail : avoir la possibilité / la contrainte de préparer son déjeuner. On peut ainsi être plus proche de ce qu’on a envie de manger, cela peut être plus économique mais cela prend du temps. J’explique souvent que, même si on a plaisir à cuisiner, préparer deux repas par jour quand on travaille est une grosse contrainte. Comment utiliser des restes d’un autre repas, associer des éléments simples, s’autoriser à sortir acheter un repas : on peut réfléchir à tout ce qui va faciliter la pause déjeuner. Et il s’agit aussi de s’autoriser à prendre une vraie pause déjeuner, comme on le fait en général quand on est sur son lieu de travail.
Par ailleurs, quand on connaît déjà certaines difficultés avec la nourriture, ou tout simplement parce qu’on a besoin de pauses, qu’on s’ennuie face à une réunion Zoom, on peut être happée par la proximité de la cuisine, du placard à biscuits, du frigo, ... J’ai eu de multiples récits à ce sujet. Des personnes en viennent même à rejeter le télétravail pour éviter ça. On travaille à conscientiser et comprendre les besoins sous-jacents et à s’octroyer par exemple de vraies pauses, éventuellement une collation posée si on a un dîner tardif.
Travail et mental
Ce n’est pas parce qu’on quitte son travail à la fin de la journée, de la semaine, voire pour les vacances, qu’on l’oublie totalement. Le cerveau a des difficultés à construire des murs étanches entre nos différents territoires de réflexion. Pour peu qu’on n’ait pas le temps d’un sas de décompression, qu’on passe directement du travail au temps personnel, c’est encore plus difficile d’établir une frontière étanche. Il arrive fréquemment qu’on emmène chez soi le stress généré par le travail, la pression, les délais, des choix cornéliens à effectuer, des contrariétés, la peur de ne pas y arriver, … On peut décrocher si on a des activités personnelles et agréables dans lesquelles on peut s’absorber pleinement car elles nécessitent une pleine attention, de la concentration.
Et ce n’est pas parce qu’on a un travail monotone ou inintéressant qu’il est plus facile de lui fermer la porte. On peut ressasser les difficultés salariales, les relations pénibles avec les collègues ou la hiérarchie, la peur de perdre son boulot, … Ou parfois des humiliations, un manque de respect, du harcèlement,…
Le travail peut envahir le mental…
Des conséquences alimentaires ?
De nombreuses difficultés qu’on éprouve au travail et qui pèsent sur le mental peuvent influer sur le comportement alimentaire. En particulier si on aune relation émotionnelle à la nourriture. Le besoin de décompresser d’une journée stressante en mangeant tout de suite en rentrant chez soi ; la recherche de nourritures réconfortantes, apaisantes, voire anesthésiantes : il s’agit de contourner des émotions difficiles qu’on a du mal à accueillir, le stress d’un environnement de travail nocif, un doute sur ses compétences, une situation pénible dont on ne voit pas l’issue... Il n’est pas question de culpabiliser de ce comportement alimentaire et surtout pas d’y répondre par une alimentation restrictive. Plutôt d’apprendre à faire face à ses émotions, et réfléchir progressivement aux actions qu’on peut initier pour changer le contexte.
Travail et corps
Des aspects évoqués ci-dessus peuvent avoir des impacts à long terme sur la santé bien sûr : un stress récurrent, le manque de sommeil, la fatigue (mentale ou physique) sont non seulement peu propices au bien-être immédiat mais peuvent miner nos ressources naturelles, notre système immunitaire, notre équilibre hormonal, notre système cardio-vasculaire, … Et il y a tellement d’autres impacts du travail sur le corps et la santé, selon les métiers : l’effet des pesticides pour les agriculteurs, le mal de dos dans de nombreux métiers physiques ou donnant une place importante à la station debout. Divers problèmes physiques liés à la répétition de gestes (douleurs dans les mains, bras, cervicales, yeux, …). Il y aurait tant à faire pour améliorer les conditions de travail si on prenait en compte le bien-être et le confort des personnes qui travaillent. Et je suis persuadée qu’adapter ainsi le travail ne constituerait pas une charge mais serait un investissement si on regarde le long terme et les coûts induits pour la société….
Non au travail qui détruit la santé !
Même si le travail joue un rôle important dans nos vies, qu’il peut être source d’épanouissement, qu’il est pour la plupart d’entre nous générateur de revenus indispensables, aucun travail ne devrait mettre en danger notre santé et notre corps !
Des conséquences alimentaires ?
Malheureusement, si on rencontre de sérieux problèmes de santé, il peut être nécessaire de changer son alimentation pour optimiser les possibilités de rétablissement. Mais on risque d’être confrontée à des professionnels de santé ayant une vision simpliste du comportement alimentaire, adeptes du “yaka”, qui donnent un régime restrictif et des interdits sans prendre en compte la réalité des habitudes existantes.
Une autre frontière ?
Contraintes et liberté
Outre le fait que le temps libre peut être envahi par le travail, il est aussi rempli de contraintes personnelles. Il y a tout ce qu’on est obligée de faire et tout ce que l’on s’impose aussi dans notre vie personnelle. Je fais bien la différence par exemple entre le plaisir de me poser pour lire, de voir des amies précieuses, de nager, activités choisies et la contrainte de repasser des chemises, de régler un problème de dégât des eaux, … Ces contraintes réelles ou ressenties varient selon chaque personne. Pour vous, c’est peut-être faire les courses, cuisiner de façon quotidienne, vous forcer à faire du sport parce qu’“il faut”, voir certaines personnes qui vous plombent, ... Le temps libre n’est bien souvent pas vraiment ou pas suffisamment libre (sujet déjà évoqué à propos des vacance dans le Fil d’Ariane n°10). Je me souviens ainsi d’une patiente qui travaillait énormément, avait en parallèle beaucoup d’obligations familiales et personnelles et très peu de temps vraiment libre. Elle avait décidé que son dimanche était totalement à elle, sans aucune obligation, juste se détendre et se reposer. Elle ne transigeait pas sur cette journée et refusait même de voir des amis de passage si c’était le dimanche. C’était pour elle une condition indispensable pour tenir le coup autant que possible.
Je vous souhaite d’avoir un travail intéressant, stimulant, enrichissant mais qui reste à la juste place que vous souhaitez lui assigner. Et ne vous inquiétez surtout pas pour moi, je ne pense pas toujours à mon travail !
Pépites
En septembre, j’ai vu de belles personnes, bien mangé mais écouté assez peu de podcasts. Il y en a un qui ressort toutefois, le Book Club de Marie Richeux. Elle propose de longs entretiens avec des personnes du monde littéraire en général en lien avec une actualité et, une fois par semaine, ce qui m’a séduit, une incusion “Dans le bibliothèque de”. J’ai par exemple écouté un bel échange avec l’autrice-traductrice Valérie Zenatti.
J’avais acheté il y a un certain temps le livre L’année de la pensée magique de Joan Didion et l’avais mis de côté, craignant un peu l’austérité du thème (le deuil de son mari mort brutalement). Finalement, je l’ai emporté lors d’une escapade nageuse à Sainte-Maxime ces derniers jours et je l’ai adoré. C’est d’une justesse, d’une acuité, d’une honnêteté sur ce qui la traverse, qui en font un livre magnifique (et très accessible).
J’ajoute au moment de boucler cette lettre le Totemic du jour (eh oui, Rebecca Manzoni est de retour le vendredi !) avec l’auteur Franck Courtès qui raconte la vie pauvre qu’il a désormais, le fait de gagner quelques sous avec des tout boulots, les privations (voir peu ses enfants qui sont loin) mais aussi la liberté associée. Cela m’a touchée et résonne avec le thème d’aujourd’hui !
Images Pixabay (Saydung89, Mohamed Hassan, Elf-Moondance)
Coucou Ariane,
J’ai beaucoup aimé cette édition, le mélange de philosophie et de pragmatisme ! Notamment l’idée de rogner sur le temps de travail plutôt que le temps de sommeil... C'est vrai que quand j'arrive à m'arrêter de travailler plus tôt, je me couche plus tôt avec la sensation d'avoir eu le temps de vivre (cuisiner et manger tranquillement, lire ou regarder quelque chose) entre les deux !
Ariane c'est tellement vrai. On sait tout ca, mais la realite est si differente. Je reve d'un monde ou a le temps, rien que de vivre!!! mais helas la realite est si differente.